Publié par Cyneo, le 24 février 2025

Interview de maître Élisabeth Gelot Avocate associée chez SKOV Avocats, spécialiste en économie circulaire.
Élisabeth, la question qui revient très souvent et qui freine les entreprises et MOA est celle de la responsabilité et de l’assurabilité des matériaux de réemploi. Peux-tu nous expliquer comment cela se passe concrètement en cas de sinistre ?
Le premier point à avoir en tête, c’est qu’un juge qui doit établir la responsabilité des différents intervenants ayant contribué à un sinistre ne fera pas de différence au titre de l’origine des matériaux (neuf ou de réemploi).
En revanche, ce qui fera une différence en termes de responsabilité c’est si le sinistre est un désordre d’ordre décennal ou non*.
Si le sinistre relève de la garantie décennale, le juge examinera la responsabilité des acteurs qui sont intervenus en lien avec l’élément et soumis à la garantie décennale : le maître d’œuvre (MOE) qui a préconisé ou validé l’élément (ou aurait dû s’y opposer), l’entreprise qui a réalisé la pose, et le cas échéant le bureau de contrôle (BC) qui a donné un avis en lien avec cet élément. La garantie décennale étant de plein droit, chacun de ces acteurs est responsable du sinistre, même s’il n’a pas commis de faute. Avec une tolérance pour le BC : s’il avait donné un avis défavorable ou suspendu qui n’a pas été suivi, sa responsabilité sera écartée.
Ces entreprises tenteront ensuite tenter de se prévaloir d’une cause exonératoire de responsabilité afin ne pas être tenues (seules) responsables du sinistre. Il existe deux causes exonératoires de responsabilité qui pourraient jouer dans le cadre du réemploi, au regard du rôle tenu par le MOA.
- L’immixtion fautive du MOA : le MOA intervient dans la conception ou la conduite des travaux. On parle d’un acte précis, par lequel le MOA dépasse son rôle habituel et assume des responsabilités techniques (comme le choix des matériaux ou les procédés utilisés pour la mise en œuvre ou le stockage par exemple).
Cette cause exonératoire n’a jamais été retenue en matière de réemploi à ce jour (quand bien même le MOA a prescrit et parfois fourni les matériaux). À noter que ce qui freine, du côté du juge judiciaire (MOA privé), c’est que le juge exige que le MOA soit notoirement compétent pour retenir l’immixtion fautive. Du côté du juge administratif, (MOA public), cette cause exonératoire est plus facilement retenue pour limiter la responsabilité des acteurs de la construction (pas d’exemple pour le réemploi, mais des décisions pour le choix de matériaux relevant de procédés expérimentaux). - L’acceptation des risques : pour réduire les coûts, le MOA décide de supprimer une précaution recommandée (une étude, des tests…) ou de remplacer un procédé ou des matériaux conseillés par les concepteurs ou les constructeurs. Il faut qu’il accepte délibérément les risques, c’est-à-dire qu’il ait été bien averti des conséquences et décide néanmoins de prendre le risque. Cette cause n’a jamais été reconnue par la jurisprudence dans le cadre du réemploi, et les juges exigent là encore généralement que le MOA soit notoirement sachant pour retenir sa responsabilité. Elle pourrait néanmoins selon moi être retenue si par exemple le BC a donné un avis défavorable motivé sur le réemploi qui n’a pas été suivi, ou si l’entreprise a préconisé un reconditionnement que le MOA a refusé pour économiser.
Après ce premier procès et l’expertise associée qui permet de définir les responsabilités de chacun, si le sinistre provient en réalité d’un vice des matériaux eux-mêmes et non de leur pose ou de la conception, les acteurs ayant été condamnés à réparer le sinistre au titre de la garantie décennale vont chercher à se retourner contre le fournisseur des matériaux, véritable responsable du sinistre, afin qu’il paie les travaux de remise en état.
Tu parles de la recherche de responsabilité, mais comment interviennent les assureurs dans tout cela ?
En parallèle de la question de la recherche du ou des responsables, qui est longue et complexe, il y a effectivement les débats et recours assurantiels qui ont lieu.
Pour rappel, lors d’un sinistre, se produit une réaction en chaîne : l’assurance Dommage-Ouvrage du MOA préfinance les travaux de réparation, puis se retourne vers l’assurance des constructeurs, qui eux-mêmes vont se retourner le cas échéant vers le fournisseur des matériaux et son assureur. Cette chaîne peut être très lente et se complexifier si tout ou partie des assureurs refusent leur garantie, et essayent de faire valoir des limites ou exclusions de garanties dans le procès. Dans les cas simples, pour pallier ces longs procès et limiter les frais, les assureurs du MOA et des constructeurs vont transiger entre eux (dans le cadre de la CRAC (Convention règlement assurance construction)).
Dans le cas d’un sinistre imputable à un matériau de réemploi, on se retrouve avec plusieurs épines dans le pied :
- s’il ne s’agit pas d’un matériau reconditionné par un acteur dûment assuré à l’instar d’un fabricant, c’est l’assurance des constructeurs et celle du BC qui se retrouvent en bout de chaîne et qui paieront à terme l’intégralité des travaux de remise en état. En effet, quand bien même il serait possible d’identifier qui a vendu le matériau, cet acteur sera très probablement insolvable et non assuré pour cette responsabilité. La peur des assureurs est de ne pas pouvoir en cascade récupérer l’argent avancé pour les travaux de réparation ;
- au vu de cette crainte, il est très probable que le litige ne soit pas transigé dans le cadre de la CRAC, que les assureurs refusent leur garantie et que l’affaire parte au contentieux pour de longues années.
Pour éviter ce scénario, aujourd’hui, il y a deux solutions en pratique :
- recourir à des matériaux reconditionnés par des professionnels dûment assurés ;
- ou, pour les MOA et les entreprises, de déclarer les matériaux de réemploi envisagés aux assureurs pour éviter par la suite un refus de garantie (qui pourrait être contesté et censuré la plupart du temps puisque les assureurs sont tenus de couvrir les travaux soumis à garantie décennale obligatoire, peu importe les matériaux mis en œuvre , mais au terme d’un procès très long).
Il faut rappeler à ce titre que l’assureur ne pourra plus se prévaloir de l’aggravation des risques quand, après en avoir été informé, il a manifesté son consentement au maintien de l’assurance,
spécialement en continuant à recevoir les primes.
Et dans le cas où le désordre lié au produit de réemploi n’est pas d’ordre décennal ?
Dans ce cas, comme pour les produits neufs, cela relève de la garantie de parfait achèvement (maximum 1 an après la réception), de la garantie biennale (2 ans) pour les équipements destinés à fonctionner, ou de la garantie contractuelle des constructeurs (pendant 10 ans) mais dans le cas uniquement où il serait démontré qu’une faute a été commise. La Dommage-Ouvrage a vocation à couvrir les désordres de nature décennale. Le MOA va donc le plus souvent devoir se retourner lui-même vers les acteurs du chantier si le problème vient de la pose ou vers le fournisseur s’il s’agit d’un défaut du produit.
Les assurances de ces deux entreprises vont donc, comme dans le premier cas, indemniser le MOA pour les réparations nécessaires.
Dans le cas où il ne s’agit pas d’un défaut de pose, et que le vendeur du produit n’est pas solvable, c’est le MOA qui prendra à sa charge les frais de réparation.
*un désordre est d’ordre décennal s’il compromet la solidité de l’ouvrage ou s’il le rend impropre à sa destination.
1 Chambre civile 3, du 19 juin 2007, 06-14.980.
2 Art. L. 113-4 code des assurances
– La fourniture auprès d’une entreprise spécialisée en reconditionnement et assurée avec une garantie post livraison est une solution à privilégier pour faire du réemploi facilement et sans frein assurantiel ;
– Evitez la démultiplication des acteurs en lien avec la démarche de réemploi, qui complexifie la chaîne de responsabilité et risque de mener à des refus de garantie des assureurs, des expertises et des contentieux en cas de sinistre.